La 43ème Matinée scientifique de l’Institut de Recherches Scientifiques sur les Boissons (Ireb) a été consacrée à la relation entre la consommation d’alcool et les comportements agressifs ou violents. Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble et Directeur de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH Alpes), a présenté un panorama des études internationales conduites sur le sujet, ainsi que ses propres recherches expérimentales. Véronique Nahoum-Grappe, membre du comité scientifique de l’Ireb, anthropologue et chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) est intervenue pour approfondir la compréhension de l’ivresse et l’utilisation de l’alcool dans les situations de conflit.
Pour Laurent Bègue, les études récentes apportent une conclusion relativement consensuelle sur l’existence d’un lien entre l’alcool et les comportements agressifs, et de nombreux travaux internationaux attestent de son effet causal. La question reste de savoir comment s’opère ce mécanisme et les voies qu’il emprunte.
De nombreuses méthodes ont été mises en œuvre pour étudier la relation alcool/violence. Les méthodes ethnographiques montrent que les consommations n’ont pas d’effets homogènes et dépendent des régulations sociales qui les encadrent. Selon les sources policières et judiciaires, la présence de l’alcool chez l’auteur et/ou les victimes de violences varient entre 30 et 70 %. Les approches géo-spatiales conduites aux Etats-Unis étudient les superpositions entre les lieux d’homicides et l’implantation des débits de boisson avec un niveau de superposition troublant, tandis que les études économétriques indiquent que la disponibilité de l’alcool dans une aire géographique donnée et les violences sont corrélées. Autrement dit, moins d’alcool équivaudrait à une baisse des violences. Plusieurs autres méthodologies (délinquance auto-déclarée, violences faites aux femmes) montrent aussi une présence de l’alcool. Enfin, des études expérimentales indiquent une relation entre la dose consommée et les comportements agressifs.
Deux canaux permettraient d’expliquer un effet spécifique de l’alcool : l’effet pharmacologique (effets psychomoteurs, contrôle inhibiteur…). Un développement théorique récent traite de ce que l’on appelle « la myopie alcoolique », phénomène qui tend à exacerber le rôle du contexte environnant vers un comportement agressif en cas d’ambiance conflictuelle. Le deuxième canal réside dans les effets d’attente, c’est-à-dire les effets socialement attribués à l’alcool et les croyances des consommateurs, par exemple la perte du contrôle de ses actes (souvent invoqués comme circonstances atténuantes par les auteurs de violences).
Dans l’étude conduite à Grenoble par l’équipe de Laurent Bègue, l’expérimentation associe, sous prétexte d’une dégustation d’une nouvelle boisson, des doses d’alcool et des doses placebos auprès de volontaires ne sachant pas s’ils ont consommé de l’alcool ou non, ni qu’ils participent à une expérimentation liée à l’alcool. Des mesures du comportement agressif ont été évaluées avec l’intervention d’un expérimentateur « provocateur ». Les résultats montrent que la mesure d’agressivité est corrélée avec le profil psychologique des volontaires mais ne montrent aucun effet de la dose d’alcool sur le comportement agressif. En revanche, les personnes se croyant alcoolisées se sont montrées plus agressives, révélant ainsi un effet placébo de l’alcool. Toutefois, cette étude singulière ne peut être opposée à elle seule aux méta-analyses ayant montré clairement un lien alcool/violence. Elle suggère une voie supplémentaire à explorer pour la prévention, en intervenant sur les attentes des consommateurs.
Pour Véronique Nahoum-Grappe, du point de vue de l’ethnologue, il faut différencier la scène de l’ivresse (quelques heures, quelques jours), de la problématique de l‘alcoolisme chronique (quelques décennies). L’ivresse du buveur non alcoolique est en cause dans les violences éruptives, non préméditées, dénuées de tactiques, comme de stratégies froidement conçues en amont du boire, comme le vol ou la vengeance. Mais la violence du buveur alcoolique qui bat sa femme pendant des années est liée à soit un délire de jalousie typique de sa pathologie, soit à un système de croyance culturelle qui définit la femme comme devant être battue : il la bat quand il a bu et aussi quand il n’a pas bu : le buveur alcoolique à jeun est de très mauvaise humeur a priori ! L’alcool est bien sûr un contexte crucial dans le passage à l’acte violent, mais pas sa cause unique.
Par ailleurs, de nombreuses situations entraînent des effets quasi psychotropes, qui peuvent conduire aussi à des violences non préméditées : par exemple la grande fatigue à bas bruit, le manque de sommeil chronique dû à certaines conditions de vie très précaires, fait « craquer » des femmes adultes « saoules de fatigue » qui piquent alors des crises en battant les enfants et en cassant tout. Après elles pleurent et regrettent leurs actes. Il faudrait étudier les effets psychotropes dangereux, sources de violences éruptives, de la grande fatigue dans le temps. Autre exemple, le choix de l’agression et de la « haine » en face d’une situation douloureuse difficile à interpréter est d’abord un moment de bascule cognitif où tout est clarifié : voici l’ennemi, le méchant malintentionné, et me voici en face, redressé, front debout, il faut se battre. En plus de l’éventuelle imprégnation alcoolique, l’effet de simplification, de clarté et d’unité du réel que produit le choix de la haine est déjà lui-même un « psychotrope » qui change l’état interne du sujet, fait mieux circuler son « sang » (qui ne fait qu’un tour !) : savoir où est l’ennemi rend fort et joyeux celui qui croit avoir tout compris et savoir quoi faire…
Pour l’ethnologue, la haine est un puissant psychotrope anti dépresseur et anxiolytique. Les supporters d’équipes sportives en usent autant que de l’alcool. Puis la haine construit son système théorique de lecture du monde extérieur, ce qui permet de se passer de l’alcool dans l’agression imprévue contre l’ennemi haï, rencontré par hasard… La haine suffit alors au choix excitant de la violence. Mais le plus souvent, l’agressivité éruptive (imprévue et non théorisée par la haine construite) du buveur ivre est une réponse à une souffrance interprétée comme une blessure : l’ivresse semble aider à produire la (con)fusion provisoire mais intense et non pensée entre douleur et fureur, comme la colère seule, sans alcool.
Les scènes d’ivresse sont très hétérogènes : au début, la seule idée de boire, le début de l’ivresse, sont en général liés dans notre culture à une jubilation collective, un changement de temps social : du travail sobre à la pause réjouissante. Puis, avec la durée du boire, l’écart entre le désir et le réel, important en temps de sobriété se réduit : le buveur ivre agit avant de prévoir son geste, et au réveil du matin il ne sait plus si la scène était réelle… En ce sens, la situation est dangereuse, non pas seulement à cause d’un mécanisme de désinhibition, qui suppose une image de couvercle levé, mais à cause de cette coupure d’avec le monde réel, qui suppose une régression à un espace (peut-être enfantin) où les frontières entre le dedans et le dehors du corps sont brouillées. Enfin, la situation dangereuse par excellence se situe en fin de la scène d’enivrement, au bout de la nuit, quand l’éthanol a totalement envahit le système neurocognitif du buveur… La fin de la nuit « blanche » apparaît comme un moment de dangerosité accrue, car les buveurs en bandes souvent masculines qui ne veulent pas quitter le monde en abîme de la nuit, sont dans un degré d’alcoolisation extrême, et chavirent dans l’espace où « au-delà des bornes, plus de limites ». Il est clair qu’ils sont à ce moment-là dangereux pour eux-mêmes et autrui.
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