« Le syndicat national des cadres hospitaliers Force Ouvrière organisait une journée de formation et d’échange le 4 octobre 2017 sur le thème « les directeurs entre engagement éthique et réalités managériales complexes ».
Les différents intervenants ont tous apporté des éléments d’analyse et de compréhension à la fois du contexte et des enjeux auxquels sont confrontés les établissements publics de santé, leurs personnels et ceux à qui il incombe de les diriger.
La souffrance au travail est revenue à plusieurs reprises dans les échanges au même titre que les interrogations sur l’érosion de la solidarité qui avait fondé après guerre les institutions telles que la sécurité sociale.
S’il ne fallait retenir qu’un seul terme de tout ce qui été exposé, je choisirais pour ma part celui d’injonction paradoxale et je vais tenter de m’en expliquer.
Winston Churchill peu avare de formule a notamment déclaré :
« On peut tromper une personne tout le temps, tout le monde quelques temps, mais pas tout le monde tout de temps ».
En le paraphrasant on pourrait dire :
« On peut demander à certains acteurs des hôpitaux des efforts continus, on peut demander à tous les acteurs à des moments donnés des efforts, mais on ne peut pas demander à tous des efforts sans fin ».
Et ceci d’autant moins que ces efforts sont la conséquence d’une restriction des moyens reposant sur un système schizophrénique combinant ONDAM et T2A.
Qu’en est-il ?
Personne ne conteste qu’une nation doive arbitrer entre les priorités qu’elle se donne en fonction des moyens notamment financiers qu’elle peut mobiliser. Pour la santé, c’est le rôle du parlement lorsqu’il fixe l’ONDAM annuel. Les moyens dont disposent ainsi les acteurs de santé sont finis, ce qui n’est que l’énoncé d’une réalité. En revanche, la tarification à l’activité dont le nom même est un abus de confiance, repose sur une autre idée puisqu’elle est censée inciter les établissements à l’efficience en rémunérant des prises en charges sur la base de tarifs préfixés qui devraient conduire en cas d’activité supplémentaire à des recettes supplémentaires.
Dans la réalité la combinaison de l’ONDAM fermée et d’une activité en croissance, les autorités y incitent dans les faits les établissements, aboutit à un mécanisme de même nature que celui que vivent des pays qui n’arrivent pas à juguler leur inflation. Les hôpitaux constituent au sein de la nation française une enclave disposant d’une monnaie à part puisque à chaque hausse des activités correspond, par la magie d’algorithmes classés secret défense, une baisse subséquente des tarifs et donc une dévaluation et une perte de pouvoir d’achat ou de paiement.
Un établissement qui n’accroît pas son activité est sûr d’être en péril financier, un établissement qui accroît son activité n’est pas à l’abri du même péril.
Les conséquences se font sentir depuis des années. La variable d’ajustement est le plus souvent les effectifs dont la masse salariale représente un tel pourcentage du budget de fonctionnement (entre 65 et 80 %) qu’il serait illusoire d’espérer lutter contre l’érosion du pouvoir d’achat des établissements en réduisant le nombre de stylo ou les rations alimentaires.
Les hôpitaux à qui on avait vendu la T2A comme une opportunité de rationalisation de leur activité, ont en réalité hérité d’un rationnement dissimulé sous une rhétorique mensongère à laquelle certains acteurs de notre monde professionnel ont prêté la main.
Mais là ne réside pas toute l’explication du mal être et de la souffrance au travail de plus en plus ressentie par tous et à tous les niveaux. En effet si parallèlement les autorités politiques assumaient le rationnement comme la conséquence des difficultés économiques et en tiraient aussi des conclusions quant à la réduction des objectifs quantitatifs et qualitatifs fixés aux établissements, à leurs directeurs et à leurs personnels, cette situation à défaut d’être confortable serait au moins cohérente.
Que nenni …
Il semblerait au contraire que, comme à l’accoutumée, nos élites adoptent pour les recycler, de vieux slogans déjà éprouvés par d’autres nations au siècle dernier, et notamment un slogan québécois des années 1980 quand les autorités de la belle province avaient décidé de couper dans les dépenses de santé et pas de manière homéopathique (jusqu’à 15% de coupure de budget).
Le slogan appuyé sur Medeco, logiciel qui établissait les recettes des établissements en fonction des profils des pathologies des patients traités était magnifique et enthousiasmant :
« Faire plus et mieux ensemble ».
Comment ne pas être d’accord avec un objectif aussi logique ? Sauf que les directeurs québécois ajoutaient un membre de phrase au slogan :
« Faire plus et mieux ensemble avec moins ».
Les conséquences de cette politique sur les finances publiques ont été positives mais beaucoup moins sur la prise en charge des patients québécois.
Si certains d’entre vous possèdent une version du film intitulé « les invasions barbares », il illustre la « casse » des outils de santé dans une séquence surréaliste où le fils d’un des protagonistes soudoie des syndicats et l’administration pour rouvrir à titre privé une aile fermée au public par manque de moyens.
C’est bien là que se trouve le nœud d’une situation intolérable pour les établissements de santé et surtout pour leurs personnels, directeurs compris, il se nomme l’injonction paradoxale car la qualité des soins, des prises en charges et les droits des usagers doivent progresser dans le même temps où les moyens manquent, où les heures supplémentaires s’accumulent, où la santé au travail se dégrade.
Toutes les fonctions publiques sont concernées, la police avec ses véhicules à bout de souffle et ses locaux insalubres, l’armée avec des véhicules inadaptés au type de conflit dans lequel nous sommes engagés, les hôpitaux avec des moyens chaque année rabotés.
En revanche les audits, contrôles et reporting fleurissent pour lesquels il semble que l’on trouve les moyens que l’on refuse au fonctionnement courant et les inspectés, audités, scrutés n’ont d’autre choix que de prendre encore et encore sur leur temps compté pour préparer, accompagner et contre – argumenter ces inspections, certifications et labellisations.
Et l’on s’étonne que les opérationnels craquent ? Et parmi eux les directeurs sont placés au cœur de l’injonction paradoxale puisqu’ils reçoivent des ARS et bientôt peut être de ceux auxquels les 13 ARS auront sous – traité la responsabilité de l’atteinte des objectifs, les 135 chefs des établissements support sorte de « commissaires aux affaires indiennes » priés d’obtenir la coopération des « natifs », des objectifs ambitieux sans aucun rapports avec des moyens en rétraction.
Alors que faire ???
Faut-il, héroïque, refuser, au prix peut être de son poste et de sa carrière, de répercuter tout au long de la chaîne hiérarchique des demandes irréalistes ?
- Faut-il accompagner cette situation, vecteur de souffrance pour tous ceux que leur conscience professionnelle taraude quand ils comparent les moyens dont ils disposent et les objectifs qualitatifs et quantitatifs qui leurs sont imposés alors que leur domaine d’action est celui du soin dont les corollaires sont la souffrance, la dépendance et aussi la mort, en faisant semblant d’y croire mais en s’efforçant d’en amortir les conséquences sur les autres au prix de conséquences pour soi même ?
- Ou bien, soldat zélé d’une mécanique déréglée, faut-il se préserver ainsi que sa carrière au prix de l’accroissement des injonctions paradoxales que subissent ceux qui dépendent de notre autorité ?
Aujourd’hui mettre en place un observatoire de la bientraitance ne peut-il s’apparenter à l’usage de la novlangue décrit par Georges Orwell dans son roman « 1984 » qui décrivait en fait le monde communiste stalinien ?
Dans cette langue, le ministère de la censure se nomme le ministère de la vérité et les trous de mémoire sont des orifices sans fond où doivent disparaître pour être détruits tous les documents afin de pouvoir réécrire l’histoire sans risque d’être contredit.
En France nous avons connu le « globalement positif » d’un célèbre leader populaire qui qualifiait ainsi le bilan du communisme à la soviétique alors même que derrière des statistiques optimistes trafiquées, le pays s’enfonçait dans la crise.
L’insupportable qui révolte mais finit surtout par épuiser c’est d’entendre les responsables, qu’il s’agissent des ministres, des préfets, des directeurs d’ARS ou des chefs d’établissements, tenir des discours sur les progrès indispensables de la qualité des prises en charges, sur l’amélioration des parcours de santé, sur la démocratie sanitaire dans les territoires alors que les effectifs au mieux stagnent, sont rabotés ou bien amputés par des absences non remplacées fautes de moyens.
C’est en effet au quotidien qu’on impose ainsi à chaque professionnel de vivre dans les actes qu’il produit l’injonction paradoxale dont chacun sait qu’elle conduit à la confusion, à l’épuisement et au burn out.
Ce ne sont pas les 13 régions géantes et les 135 GHT qui sont de nature à rassurer sur le mode de management erratique, distant et bureaucratique qui s’installe dans cette étatisation rampante de la santé.
Ceux qui craignaient la privatisation de la santé avaient raison sur un point, le financement dont une part croissante est confiée, par le biais des assurances, au privé. Ils avaient tort en ce qui concerne les établissements publics dont l’autonomie n’est plus guère qu’un faux nez juridique plaqué sur une réalité financière et bureaucratique qui fait des directeurs, surtout s’ils sont sur les sièges éjectables baptisés emplois fonctionnels (encore la novlangue), les exécuteurs des desseins conçus sans eux dans des cénacles que n’embarrasse en général guère la connaissance concrète des domaines qu’ils prétendent régenter.
Dans le cadre de la mission que m’a confiée le syndicat des Cadres Hospitaliers Force Ouvrière pour soutenir les collègues en difficultés, un nombre significatif de dossiers rend compte des effets pervers de la schizophrénie institutionnelle. Des chefs d’établissements confrontés à des objectifs impossibles à atteindre, à des efforts sans horizon, des adjoints qui se voient répercuter des demandes contradictoires entre action et prudence, entre exécution servile et mobilisation de leur intelligence, des cadres intermédiaires pris en tenaille entre les indicateurs pilotés d’en haut et les difficultés quotidiennes des équipes.
Le moins que nous puissions faire en tant qu’organisation syndicale est de ne pas prêter la main à cette farce tragique, tragique non parce qu’il convient d’être vigilant quant aux dépenses des deniers publics, impôts et surtout salaires différés de l’assurance maladie, qui sont alloués à nos établissements, mais tragique par le divorce de plus en plus évident entre un discours ne portant que sur les progrès de tous ordres qui sont à accomplir et les conditions concrètes dans lesquelles sont placés ceux qui sont censés accomplir les exploits quotidiens nécessaires.
Dans une célèbre fable que beaucoup d’entre nous ont dû se voir conter quand ils étaient enfants, des escrocs parviennent à convaincre un monarque qu’ils sont capables de tisser la plus magnifique des étoffes et que pour cela ils ont besoin que leur soient remis de l’or, des pierres précieuses et de la soie de la meilleure provenance. Ils précisent au monarque que la particularité de cette étoffe est que seuls les esprits supérieurs sont capables de la voir et bien évidemment ils miment sur un métier placé dans un lieu très sécurisé le tissage de la magnifique étoffe alors même qu’ils détournent l’intégralité des fournitures mais le roi qui vient voir les progrès du tissage n’ose avouer qu’il ne voit rien alors que les escrocs lui dépeignent une étoffe magnifique tissée de fils d’or, de pierre précieuses et de soie rare. La tâche achevée le roi défilera nu dans les rues de son royaume aucun de ses sujets n’osant exprimer le fait qu’il ne voit qu’un homme nu. Il faudra la candeur d’un enfant déclarant : « mais il est tout nu », pour qu’enfin cela soit reconnu et que les escrocs soient arrêtés et pendus.
Alors disons le, oui le roi est nu, ou à tout le moins son vêtement est usé et non magnifique, l’admettre permettra de reconnaître les conditions que vivent les équipes et de ne pas laisser à chaque professionnel la charge d’arbitrages qui devraient être assumés ailleurs qu’au lit du patient. »
Christian Queyroux
A lire : injonction paradoxale
A regarder : la fourmi travailleuse (fable contemporaine)
https://www.youtube.com/watch?v=v1JrBXkFF8E