1984. Si cette date rappelle le célèbre roman d’anticipation de George Orwell, elle inaugure aussi la création, par le secrétariat d’État chargé des personnes âgées, d’un néologisme, « l’âgisme ». Cette « ségrégation des personnes âgées » se retrouve dans toutes les strates de la société et dans tous les secteurs. Lutter contre l’âgisme, contre les a priori et les idées reçues sur le vieillissement en médecine, inventer de nouvelles manières de prendre en charge les personnes âgées, permettra non seulement de mieux traiter les seniors mais aura également un impact bénéfique sur l’ensemble de la chaîne des soins.
C’est en tout cas la conviction des urologues, qui ont décidé de dédier leur rapport 2019 à l’onco-urologie de la personne âgée. Rédigé sous la direction des Prs Pierre Mongiat-Artus (Secrétaire Général Adjoint de l’AFU, Hôpital Saint-Louis-Paris) et Yann Neuzillet (administrateur de l’AFU, Hôpital Foch-Suresnes), ce rapport vise à repenser la notion de vieillissement afin d’aider les soignants à prendre conscience que le patient âgé est désormais au cœur du système de soins et donner aux urologues les clefs pour une « bien-traitance » à tous les âges de la vie.
En résumé – Objectifs du rapport :
– Mettre en lumière, pour les urologues et les médecins non urologues, les enjeux de la prise en charge des cancers du sujet âgé. Un sujet particulièrement crucial pour l’AFU car si un cancer sur deux est diagnostiqué après 65 ans en France, les cancers de l’appareil urinaire (prostate, rein et vessie) surviennent principalement chez la personne âgée.
– Décrire une démarche systématique pour évaluer l’état de santé des personnes âgées, caractérisées par une hétérogénéité croissante avec l’âge. La détection de leurs éventuelles fragilités guidera bien sûr le choix des traitements, mais permettra d’optimiser cet état de santé au-delà de la seule prise en charge du cancer. Promouvoir cette médecine personnalisée clinique chez les seniors devrait diminuer leur mortalité par cancer (leur mortalité spécifique est plus élevée que celle des patients plus jeunes) et, à terme, optimiser la prise en charge de tous les patients, quel que soit leur âge.
– Favoriser les liens entre urologues et gériatres et inciter les urologues à s’insérer dans un réseau de soins multidisciplinaire, permettant la prise en charge du patient tant dans ses dimensions médicales que sociales. Seule l’insertion au sein d’un réseau bien maillé permet de développer la « RAC » (réhabilitation après chirurgie) et donc préserver la qualité de vie des patients malgré des traitements parfois agressifs.
– Permettre d’axer les soins non seulement vers la préservation de la qualité de vie, mais aussi spécifiquement vers la préservation de l’autonomie des personnes âgées afin de maintenir leur place au sein de notre société.
« L’âgisme est une menace pour la population et pour la pratique médicale » – Pr Yann Neuzillet
La démographie est une science qui ne ment pas. Mieux encore, sa latence, permet de prédire à long terme l’évolution d’une population. Et pourtant… Le pourcentage des plus de 60 ans ne cesse de croître – en particulier dans les pays développés – mais la majorité des pays est peu préparée à cette évolution. Les raisons de ce refus des sociétés de se voir vieillir sont complexes. Cette attitude engendre des retards dans la prise de décisions importantes et urgentes aussi bien sur le plan économique que sur le plan médical.
Face à cette impréparation, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a publié en 2017 le rapport « Le vieillissement et la santé » qui propose des pistes pour adapter les systèmes de santé aux besoins des populations âgées.
Le patient âgé, un modèle pour renouveler la pratique médicale
Dans cet esprit, l’Association Française d’Urologie a décidé il y a deux ans de consacrer son rapport 2019 à l’urologie gériatrique. Le rapport fait le point sur la prise en charge des patients de plus de 75 ans.
L’analyse des besoins de cette population très spécifique a permis aux Professeurs Pierre Mongiat-Artus et Yann Neuzillet de dessiner les contours de l’urologie de demain. Les propositions faites pour traiter mieux, plus efficacement et de manière plus personnalisée les seniors ne seront pas sans répercussion sur les autres tranches d’âge, et de manière générale, sur l’ensemble de la discipline ! « Le vieillissement de nos patients, spécifiquement de ceux ayant un cancer, représente une opportunité unique pour conduire un rééquilibrage de notre spécialité entre ses versants chirurgicaux et médicaux », expliquent les Pr Neuzillet et Mongiat-Artus.
Autre conséquence : la mise en place de parcours de soins centrés sur le patient âgé, devrait à son tour impacter l’ensemble des parcours de soins en urologie et favoriser les collaborations entre spécialités, qui sont la clef d’une efficience diagnostique et thérapeutique.
Enfin à l’approche de la fin de vie, la dimension de l’humain prend un tour particulier. La prise en compte de la « fragilité » du patient âgé modifie radicalement à la fois les objectifs thérapeutiques à atteindre et les moyens d’y parvenir. Elle conduit le médecin à penser autrement la notion « bonne santé » et introduit un concept de « bonne santé relative »… ou de « meilleur état de santé possible ».
« En apprenant à soigner les patients âgés, nous pourrons nous affranchir de l’injonction de guérison qui préside habituellement aux prises de décisions thérapeutiques en cancérologie. Peut-être saurons-nous aussi enfin respecter les réels souhaits et attentes des patients et les intégrer aux soins que nous leur prodiguerons, si toutefois nous « réapprenons » à leur parler, à dialoguer, à communiquer avec eux. C’est toute la noblesse de notre métier », espèrent les auteurs du rapport.
Ces jeunes de 75 ans…
Le senior d’aujourd’hui n’est plus le même que celui d’il y a 20 ans. « Le rapport 2019 s’insurge contre l’âgisme », explique le Pr Yann Neuzillet. Derrière ce terme, une somme d’idées reçues, de préjugés, qui vont conduire les médecins à ne pas traiter aussi bien qu’ils le devraient des patients en raison de leur âge chronologique. « La frontière c’est 75 ans ». Au-delà de cet âge, les médecins hésitent souvent à prescrire des thérapeutiques efficaces mais potentiellement difficiles à supporter. Seulement voilà, à 75 ans, certains patients ont encore 10 ans, 20 ans ou plus d’espérance de vie. Il est alors légitime de leur proposer une prise en charge permettant de maximiser leur qualité de vie et leur « quantité de vie ».
Double ignorance et mal-traitance
Selon le Pr Neuzillet, trop de seniors sont aujourd’hui sous-traités voire… « mal-traités ».
Un exemple : la sexualité. Dans les années 70, la « fin de la sexualité » se situait en moyenne vers 53 ans. Aujourd’hui, elle est estimée à 73 ans et beaucoup d’hommes sont encore sexuellement actifs à plus de 80 ans. L’idée préconçue selon laquelle la sexualité n’est plus importante à partir d’un certain âge peut conduire à des prises en charge inadaptées.
Plus grave, les chiffres montrent une « mortalité spécifique » par cancer qui croît avec l’âge. En d’autres termes, certains patients âgés meurent de leur cancer car ils n’ont pas été soignés de façon adaptée. Le Pr Neuzillet n’hésite pas à parler de « déni de soins ».
« Tous âges confondus, la survie spécifique à 5 ans du cancer de la prostate est de 83,4 % (IC95 % 83,1—83,6), alors qu’elle est de 88,1 % entre 55 et 64 ans, et qu’elle chute à 54,2 % après 85 ans. De même, la survie spécifique à 5 ans du cancer du rein tous âges confondus est de 60,6 % (IC95 %60,2—61,0), de 66,6 % entre 55 et 64 ans et chute à 47,5 % après 85 ans. Quel que soit le cancer, on note une diminution significative de la survie spécifique avec l’avancée en âge, après 75 ans, on observe une « cassure » de moins 10 % à moins 50 %. Une telle chute des survies spécifiques (et non de survie globale) peut être interprétée comme un échec de la prise en charge des personnes âgées » expliquent les auteurs du rapport.
L’habitude de sous-traiter les patients âgés est liée à plusieurs causes : leur supposée fragilité (« ils ne supporteront pas la chimio », « ils mourront de toute manière d’une autre maladie que le cancer ») mais aussi au manque de connaissances sur l’efficacité des traitements chez la personne âgée. « La quasi-totalité des études cliniques visant à évaluer nos approches thérapeutiques (chirurgie, médicaments) excluent les personnes âgées », note le Pr Neuzillet. Cette « mal-traitance » contre laquelle les urologues veulent se battre est donc le fruit d’une double ignorance, ignorance médicale d’un côté, ignorances sociologique et éthologique (idées fausses) de l’autre.
L’utilisation d’outils permettant d’estimer l’état de santé réel des patients permettrait de mieux connaître ceux pour lesquels il vaut mieux éviter les prises en charge trop agressives, et d’identifier ceux chez qui un traitement adapté permettrait de maintenir le cancer sous contrôle suffisamment longtemps pour qu’ils finissent par mourir d’une autre cause.
Détecter la fragilité pour l’anticiper
Si entre 20 et 60 ans l’état de santé des personnes est globalement corrélé à leur âge et reste assez homogène, plus les patients vieillissent, plus on observe d’hétérogénéité de leur état de santé, et tout particulièrement de leur état fonctionnel. L’âge chronologique devient un mauvais guide. « En réunion de concertation pluridisciplinaire, le patient n’est pas en face de nous, il est virtuel », note le Pr Neuzillet. Il est donc essentiel de disposer d’outils pour évaluer son état réel et prendre les décisions les plus adaptées.
Ces outils sont encore plus utiles pour détecter les éventuelles fragilités du patient. Le G8, un questionnaire portant sur 8 thèmes que peuvent administrer les infirmières en quelques minutes permet d’emblée d’identifier les patients selon leur profil… Un score faible devra orienter vers le gériatre pour des examens plus approfondis.
L’objectif est alors d’instaurer un dialogue entre l’urologue et le gériatre pour adapter la prise en charge du patient. Quand la fragilité, telle qu’évaluée par le gériatre, est extrême, l’équipe optera pour des soins de confort, palliatifs. Lorsque la fragilité peut être compensée ou corrigée, cette compensation sera pensée et organisée avant l’intervention.
Si par exemple les tests mettent en évidence un risque de syndrome confusionnel, l’urologue sera particulièrement attentif à mettre tout en œuvre pour éviter une décompensation qui pourrait survenir à l’occasion d’une chirurgie. « Pendant tout le temps de l’hospitalisation nous allons veiller de façon très attentive à l’hydratation du patient, les équipes vont le réorienter fréquemment, lui rappeler où il est et pour quelle raison il s’y trouve, elles seront attentives à lui restituer son contact au monde, ses stimulations sensorielles (lunettes, prothèse auditive, appareil dentaire…) », explique le Pr Neuzillet.
Ces « bonnes habitudes » développées pour prendre en charge un patient fragile profiteront aux patients plus jeunes porteurs d’une déficience visuelle ou auditive ou de tout autre handicap nécessitant une plus grande sollicitude.
Préparer le patient à son intervention, la RAC, la RAAC et la RAAAC…
La RAC, « réhabilitation après chirurgie », permet de diminuer les complications, de raccourcir le séjour hospitalier, de retrouver un mode de vie normal le plus rapidement possible. La RAC a permis de balayer de nombreuses idées reçues. Ainsi, pendant très longtemps la norme était de laisser longtemps les patients à jeun. Il est aujourd’hui démontré que non seulement on peut absorber des liquides sucrés jusqu’à 2 h avant l’intervention mais que la reprise de l’alimentation peut être beaucoup plus rapide. De petits « trucs » très efficaces sont utilisés. Faire mâcher du chewing gum au patient après l’intervention réveille le système digestif, active le transit et favorise le retour à une alimentation normale.
Mais il est également important d’anticiper ! Chez le patient âgé, à risque de chute, la thérapeutique sera adaptée de manière à ne pas engendrer de baisses de vigilance et de pertes d’équilibre. Une préparation à l’intervention sous forme de kinésithérapie, d’exercice de musculation peut être proposée. De façon plus générale, tout ce qui peut améliorer l’état fonctionnel du patient avant l’intervention permettra d’alléger les suites opératoires : rééducation, conseils alimentaires, encadrement psychologique, sophrologie pour gérer le stress opératoire…
Cette approche développée initialement en chirurgie digestive, essaime progressivement dans les autres disciplines, à commencer par l’urologie. Des recherches sont en cours sur les bénéfices de la micronutrition. Certains nutriments comme l’arginine semblent très bénéfiques pour stimuler l’immunité.
L’avenir de la chirurgie urologique c’est donc la RAAAC… « la réhabilitation Avancée Avant et Après Chirurgie ».
Le mot : la mortalité spécifique
Elle désigne les décès directement dus à une maladie. Chez les personnes âgées touchées par un cancer, on distingue la mortalité globale (ensemble des décès enregistrés chez ces patients) et la mortalité spécifique (ensemble des décès qui sont une conséquence du cancer).