30 millions de mots en moins : à quatre ans, un enfant issu d’une famille défavorisée a entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant de famille aisée– parce que ses parents lui ont beaucoup moins parlé à la maison[1]. Il maîtrise aussi deux fois moins de mots en moyenne qu’un enfant de milieu favorisé, ce qui ralentira son apprentissage ultérieur de la lecture. Avant même l’entrée en maternelle, une forte proportion de nos enfants est déjà touchée par des difficultés que l’école peine souvent à résorber au cours des dix années suivantes. Les difficultés de la France – décrochage de notre système éducatif dans les classements internationaux, dizaines de milliers de jeunes quittant l’école sans qualification, taux de chômage élevé – se jouent dès la petite enfance, dans ces années où le cerveau connaît sa période de développement neuronal la plus importante. Pourtant – et ce n’est pas si fréquent lorsqu’on parle de lutte contre les inégalités et contre le chômage – il existe des solutions concrètes et éprouvées, qui sont entre les mains des élus locaux, des professionnels de la petite enfance et des responsables nationaux.
En 1962, dans la petite ville de Ypsilanti aux États-Unis, une équipe de professionnels de crèches et de chercheurs décident de prouver que les inégalités peuvent être corrigées dès le plus jeune âge. Ils mettent au point le Perry Preschool Project, programme de préscolarisation intensif à destination d’enfants défavorisés âgés de 3 à 5 ans : sessions de lecture individualisées, jeux autour du langage à l’occasion des repas, insistance sur le développement social et émotionnel en même temps que cognitif, implication très forte des parents.
Dix ans plus tard, un autre projet, le Carolina Abecedarian, reprend et approfondit cette démarche pour des enfants de 0 à 5 ans, en commençant dès la crèche. Mais ce qui distingue les projets Perry Preschool et Carolina Abecedarian des nombreuses autres initiatives ponctuelles conduites par des professionnels engagés, et ce qui en fait des références jusqu’à aujourd’hui, c’est qu’ils sont accompagnés de dispositifs d’évaluation scientifique rigoureux : chaque enfant ayant bénéficié de ces programmes a été suivi pendant plusieurs décennies, selon une méthode scientifique (comparaison avec un groupe témoin constitué par tirage au sort), afin de pouvoir mesurer l’impact du dispositif sur la destinée de ces individus. Les enfants ont été suivis jusqu’à l’âge de 40 ans et les résultats sont saisissants : meilleure réussite scolaire, accès à l’enseignement supérieur plus large, chômage plus faible et meilleurs revenus, meilleure santé, moindre risque de délinquance. Selon le prix Nobel d’économie James Heckman, qui a mené une analyse coûts-bénéfices détaillée de ces programmes, il s’agirait de l’investissement éducatif le plus « rentable » pour la société : les montants considérables investis dans la requalification professionnelle, la lutte contre le décrochage ou la prévention de l’échec scolaire au collège, bénéficieraient davantage aux individus s’ils l’étaient, 10, 15 ou 20 ans en amont, dans des initiatives de haute qualité à destination de la petite enfance.
Une vision, un objectif et une méthode pour renouveler la politique de la petite enfance
Une vision : la politique de la petite enfance doit viser autant l’égalité des chances que l’appui aux parents qui travaillent ; elle doit être envisagée autant du point de vue du développement de l’enfant que de celui des parents ; on doit y parler autant d’éducation que de modes de garde.
Un objectif principal : orienter cette politique vers les enfants et les parents qui en ont le plus besoin – en donnant la priorité au développement des crèches dans les quartiers populaires et les territoires ruraux, en imposant la transparence dans l’attribution des places, en améliorant la qualité pédagogique dans les crèches et en développant fortement le soutien aux parents.
Une méthode : celle du dialogue entre praticiens de terrain et chercheurs – pour promouvoir les pratiques les plus efficaces validées par les évaluations scientifiques, et pour apporter une inspiration internationale et innovante à nos services publics de la petite enfance. Ce rapport recense ainsi les principaux résultats scientifiques utiles pour les praticiens.
La France compte parmi les pays les mieux armés pour atteindre ces objectifs, mais nous pourrions faire tellement mieux ! Nous avons la chance de disposer d’un nombre de crèches important, qui croît grâce à un sensible effort financier national et qui est peu coûteux pour les familles modestes. Pourtant, ces établissements accueillent encore très peu de jeunes enfants issus de milieux défavorisés, alors que ce sont eux qui tireraient le plus grand bénéfice de crèches à haute qualité éducative. Si un enfant est né dans une famille pauvre, il a en effet 5% de chances d’être accueilli en crèche ; pour les enfants de familles aisées, ce chiffre est 4,5 fois plus élevé[2] !
L’État tente depuis longtemps d’augmenter le taux d’enfants de familles pauvres dans les crèches : le Gouvernement avait fixé en 2012 l’objectif d’atteindre une proportion de 10% d’enfants défavorisés en crèche. La clé reste cependant la mobilisation des élus locaux, qui doivent rendre plus transparentes et équitables les procédures d’attribution des places. La croissance du nombre total de crèches en France est un atout majeur pour atteindre ces objectifs : il ne s’agit pas d’évincer les profils qui bénéficient déjà des crèches, et notamment les couples bi-actifs, mais de profiter des nouvelles places pour inclure davantage de familles modestes. Les crèches répondent à un besoin important pour toutes les familles ; mais pour les enfants pauvres, elles peuvent changer le cours d’une vie.
Surtout, l’essentiel reste d’améliorer la qualité éducative de nos services publics de la petite enfance. Les crèches ont concentré historiquement leurs efforts sur la santé et la sécurité, puis sur le développement psychomoteur et la socialisation des enfants. Or, l’éducation commence avant l’école : la petite enfance doit être conçue comme un moment à part entière de l’éducation – peut-être même l’un des plus importants. La politique nationale d’accueil du jeune enfant doit faire de la qualité pédagogique un objectif aussi important que la fonction de garde des enfants. Il en va de même pour l’offre de soutien et de conseils aux parents, proposée dans les associations spécialisées, les lieux d’accueil enfant-parent ou les PMI[3] : elle reste souvent trop artisanale et de qualité hétérogène, ou bien elle se concentre essentiellement sur les enjeux liés à la santé de l’enfant (sommeil, alimentation, vaccins). Il est temps de reconnaître que l’accompagnement des parents de jeunes enfants est un objectif légitime et porteur de grands bénéfices sociaux – à condition d’être proposé de façon bienveillante et non prescriptive, de construire dans la durée la confiance des parents y compris les plus précaires, et d’utiliser les dispositifs les plus efficaces éclairés par la recherche scientifique. Les professionnels de la petite enfance sont nombreux à être engagés en faveur de l’innovation pédagogique en crèche ou en PMI : aux responsables nationaux de reconnaître l’importance cruciale de ces efforts et de leur en donner les moyens. La qualité éducative dès la petite enfance doit devenir un chantier national si nous voulons offrir une réelle égalité des chances à tous nos enfants.
Une mobilisation nécessaire du Gouvernement pour l’égalité des chances avant l’école
La campagne présidentielle de 2017 a vu se développer de nombreux débats sur les inégalités éducatives en France : les candidats à l’élection présidentielle ont proposé de les résoudre par différents changements de notre politique scolaire (hausse du taux d’encadrement des enfants dans certaines classes du réseau d’éducation prioritaire, autonomie accrue des établissements, etc.). Mais très peu ont mis l’accent sur la petite enfance comme un moyen de prévenir ces inégalités en intervenant beaucoup plus tôt. Etrangement absente, la politique des crèches a été le plus souvent réduite à des objectifs quantitatifs de créations de places.
Ce rapport invite à l’action et il s’adresse en priorité au nouvel exécutif : si la politique de la petite enfance est mise en œuvre par les collectivités locales, c’est la solidarité nationale qui en finance l’essentiel et c’est l’Etat qui en fixe les règles. Le nouveau ministre compétent devra rapidement déterminer les nouvelles orientations de la branche Famille de la Sécurité sociale et des objectifs pour le développement des crèches, qui s’est essoufflé ces dernières années : ce rapport recommande une cible prioritaire d’un nouveau genre, consistant à créer 40 000 nouvelles places de crèches dans les quartiers populaires et les territoires ruraux. Avec la politique de la petite enfance, le nouveau ministre aura entre ses mains un des instruments les plus efficaces pour l’égalité des chances et la réussite de tous. Pour réaliser cette promesse, il devra rompre avec l’idée que l’Etat doit seulement financer des modes de garde, en laissant toute latitude aux communes pour la sélection des familles et l’exigence de qualité éducative.
Pour mener ce renouvellement urgent de notre politique de la petite enfance, le Gouvernement pourra s’appuyer sur de nombreuses expériences locales : des projets engagés et innovants, qui sont devenus une source d’inspiration et sont aujourd’hui généralisables. Pour rendre plus équitable l’accès aux crèches, l’exemple de la ville de Lyon peut ainsi être suivi : elle a mis en place un système par points, où les demandes sont classées selon des critères précis et publics qui permettent à chaque famille de connaître ses chances de réussite. Les parents savent ainsi d’emblée qu’ils obtiendront plus de points s’ils déposent leur demande à l’avance, s’ils sont en situation d’isolement ou si leur enfant est porteur d’un handicap, mais moins de points s’ils ont des revenus élevés. Un tel exemple montre que l’ouverture des crèches aux familles vulnérables peut s’effectuer en suivant une procédure consensuelle et réplicable.
Pour améliorer la qualité éducative en crèche, le Gouvernement pourra également s’appuyer sur de nombreuses initiatives locales prometteuses, soucieuses de capitaliser sur les bonnes pratiques afin d’être transposables ailleurs. Outre des projets en voie d’essaimage à grande échelle comme « Ecolo crèche » ou « Parler Bambin »[4], on peut citer le projet de recherche-action « Jeux d’enfants ». Lancé par la ville de Lille puis par un réseau de crèches mutualistes, il a transposé en France les outils pédagogiques de la célèbre étude « Carolina Abecedarian ». Dans la dizaine de structures impliquées, cette approche permet d’adapter les activités à la situation individuelle de chaque enfant : une série de jeux éducatifs simples leur sont proposés (encourager l’enfant à imiter les actions de l’adulte, jouer avec des balles pour stimuler la motricité fine, verser de l’eau dans des verres pour comprendre le sens des mots « plus » et « moins »), mais toujours en proposant à l’enfant un jeu adapté aux comportements qu’il commence déjà à développer. Cette méthode permet à la fois d’enrichir l’observation des professionnels des crèches et d’encourager un développement complet de l’enfant basé sur la confiance en soi. Son extension à d’autres crèches est en préparation dans différentes villes. Comme ce projet, d’autres recherches-actions encore plus ambitieuses pourraient être suscitées par l’Etat : en expérimentant, en évaluant et en changeant d’échelle, de telles innovations peuvent transformer les crèches en outils cruciaux de lutte contre les inégalités.
[1] Chiffres tirés de la célèbre étude américaine « The Early Catastrophe » de Betty Hart et Todd Risley menée au domicile d’un échantillon représentatif de familles (2004, Education Review, 77 (1), 100-118)
[2] Etude DREES 2014 : pour les 20% de familles les plus modestes, le taux d’enfant accueilli à titre principal en crèche est de 5% ; ce taux monte à 22% pour les enfants des 20% de familles les plus aisées.
[3] Service de Protection maternelle et infantile, qui offre des consultations pédiatriques gratuites pour les 0-3 ans.
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